A specially commissioned piece of fiction by art mediator and curator Nora Sternfeld, inspired by Emmanuelle Lainé exhibition "Suspension Volontaire de la Crédulité" at Panorama, Friche la Belle de Mai, Marseille.
[À l’entrée de l’exposition]
Bienvenue dans l’univers d’Emmanuelle Lainé ! Un univers qui veut vous ravir, mais ne prétend pas être crédible. Vous y rencontrerez des choses que vous n’avez jamais vues auparavant et vous aurez un aperçu de mondes lugubres. Mais si vous vous attendez à un spectacle, vous serez déçu. Les univers d’Emmanuelle Lainé ne sont pas spectaculaires, mais ambigus, peut-être plus vrais que la réalité, et solitaires.
Mais est-ce réellement un univers ? Y a-t-il un univers dans cet univers ? Et si nous supposons l’existence d’un tel univers artistique – ce à quoi Emmanuelle Lainé nous invite – s’agit-il d’un univers tel qu’il existe ou tel qu’il pourrait exister ? Peut-être s’agit-il d’un monde imaginé de toutes pièces – un monde que nous appellerons « Le Musée de Babel », en référence à la célèbre nouvelle de Jorge Luis Borges « La Bibliothèque de Babel », parue en 1941 dans le cadre du recueil Fictions. Elle raconte l’histoire fantastique d’une bibliothèque qui contient toutes les connaissances du monde, passées, présentes et futures. Le narrateur du récit, écrit à la première personne, dit qu’il a vu la bibliothèque de ses propres yeux et qu’il en fait lui-même partie.
L’histoire ne dit pas s’il existe un univers en dehors de la Bibliothèque. La question de savoir s’il existe un univers dans cet univers est soudainement renversée : existe-il un univers en dehors de cet univers ? C’est cette question que j’aimerais poursuivre, dans tous les sens du terme, avec vous dans l’exposition Suspension volontaire de la crédulité d’Emmanuelle Lainé. Mais je digresse déjà dans l’entrée. Et ce, alors même que je ne veux pas vous désillusionner. Ou alors dans le vrai sens du terme, puisque le travail d’Emmanuelle Lainé suspend la crédulité ; vous ne serez donc pas dupes, même si vous vous laissez berner. Mais laissez-moi vous raconter ce que je sais.
Scène 1 : Nous faisons connaissance avec le chef-d’œuvre de sabotier
Nous voyons dans l’exposition (dans l’ordre de leur apparition) :
le chef d’œuvre de sabotier ; le compas n°1 (avec les initiales H et L) ; le compas n° 2 (aussi appelé « maître de danse ») ; le bagage cabine (qui connaît le monde) ; le convoyeur de marchandises pour entrepôts ; l’encrier (à tête de cheval et outils d’artisan) ; la souche d’arbre à visage humain ; le mug (optimiste) « I love my job » (J’aime mon travail).
L’univers (que d’autres appellent le Musée[1]) a fait des objets que nous voyons ici ce qu’ils sont. Et s’ils se mettaient à parler devant nos yeux, que diraient-ils ?
[Je me place derrière le comptoir, dans la scène]
Le chef-d’œuvre de sabotier prend la parole le premier. Impossible de l’ignorer ; il bénéficie donc déjà de notre attention, ce qui alimente sans doute sa confiance : « Je suis un chef d’œuvre. De provenance française. L’inventaire des collections mentionne à mon égard que je suis arrivé dans ce musée à la fin du XIXe ou au début du XXe siècle. La date précise ne semble pas établie, et de toute façon je ne comprends pas ce que cela signifie. Parce que je n’ai pas le souvenir de quoi que ce soit avant le musée. Je témoigne donc d’une histoire dont je n’arrive pas à me souvenir. »
[Nous nous déplaçons derrière le mur]
Qu’en est-il des objets qui peuplent les photographies dans les salles d’exposition ? Qu’ont-ils en commun, ces outils anthropomorphes plus grands que nature ? Me croyez-vous, chers auditeurs et auditrices ? Comme promis, je voudrais d’abord témoigner de ce que je sais : ces objets proviennent tous d’un dépôt de musée, des collections du MUCEM (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) à Marseille. Ce sont des outils d’artisanat. Grâce à l’inventaire nous savons à quel moment ils sont arrivés au musée, puisque les dates d’acquisition y sont méticuleusement notées. Nous savons qu’ils ont subi une transformation en franchissant le seuil du dépôt : ils ont quitté le cycle utilitaire pour subir un glissement de sens, une décontextualisation et une recontextualisation, comme on dit dans la littérature scientifique. Concrètement, cela signifie qu’ils ont été traités aux insecticides et aux désinfectants de manière à les rendre plus durables pour le musée, mais moins utiles pour la vie quotidienne. Ils ont fait l’objet d’une réévaluation dans la mesure où ils ont perdu leur valeur d’utilité pour acquérir une valeur d’exposition.
[Je vais vers l’autre coté du mur]
Pour les besoins de l’artiste, les conservateurs du musée ont extrait les objets du dépôt, ont mis leurs gants pour les sortir de leur emballage (du papier bulle, dont nous aimons faire exploser les petites chambres à air) et les ont posés sur du papier de soie. Et alors – c’est-à-dire au moment où l’artiste les a photographiés et a composé ses images – ils ont subi un nouveau glissement de sens. Ici, sous vos yeux, ils acquièrent une valeur d’exposition encore différente, puisqu’ils deviennent les acteurs d’une installation artistique.
[Je rentre à nouveau dans la salle d’entrée et je me remets dans la scène derrière le comptoir]
« Il apparaît donc », continue le chef-d’œuvre de sabotier, « que nous sommes ici pour raconter quelque chose. Mais quoi ? Malgré mon nom, je ne peux vous parler d’aucun cordonnier dont j’aurais été le chef-d’œuvre. Ma mémoire commence en 1967, au moment de mon arrivée au musée. Les premiers instants de ce passage – la désinfection – sont encore un peu flous; plus tard, les événements s’éclaircissent. Je me souviens de la fierté des conservatrices qui m’ont nettoyé, des questions qu’elles se sont posées au sujet de ma datation, d’une première exposition, puis de nombreuses années passées au dépôt. La nuit et pendant nos réunions, j’engageais des conversations intimes avec d’autres objets qui, eux non plus, ne se souvenaient de rien et qui, comme moi, ne connaissaient leurs origines qu’à travers leur désignation. Alors je me suis demandé s’il existait un univers au dehors ? Ou sommes-nous uniquement censés en attester ? Et pourquoi sommes-nous ici – bichonnés et chéris, mais sans mémoire ? »
Je n’ai pas de réponse. Mais je peux décrire l’objet à l’aide de l’inventaire de la collection : au centre du chef-d’œuvre de sabotier – un petit mobile – nous voyons un buste d’homme barbu flanqué des deux côtés par un sabot en bois surdimensionnée. Les chaussures d’hommes – c’est ainsi que les décrit la notice d’inventaire – se terminent en doigts de pieds sculptés aux ongles peints en blanc. Sur chaque côté figurent trois perles de verre bleues, qui représentent probablement des boutons. L’intérieur des chaussures – comme nous l’apprend le descriptif de l’objet – est tapissé de papier coloré rose. Les descriptions des objets sont précédées des indications suivantes : nom, date, matériaux (ici : bois, verre, os, cuivre, fer, papier), puis dimensions (en réalité, l’objet ne mesure que 30 x 11 x 4 cm) et numéro de l’objet, qui commence toujours par l’année où celui-ci est entré dans les collections du musée.
Continuons et inspectons la pièce de plus près. Retrouvons-nous près du bagage cabine (qui connaît le monde).
[Je me place dans le couloir entre les murs, dans la scène]
Scène 2 : Le bagage cabine (qui connaît le monde) commence à parler
Lorsque nous observons les objets anthropomorphes sur les grands tirages photographiques, nous réalisons qu’ils ont été fabriqués avec amour. Aucun de ces objets n’est issu d’une production de masse. Ce n’est pas le cas de toutes les choses qui peuplent cet espace. Les chaises, par exemple, les sacs, les vestes et les valises : ils ne sont pas moins utiles au monde du travail actuel que ne l’ont été les objets d’artisanat au XIXe ou au début du XXe siècle, qui se retrouvent désormais au musée. Peut-être ont-ils été tout autant aimés au quotidien avant d’arriver dans cette exposition. Permettez-moi de faire une remarque personnelle : je n’ai pas de peine à me l’imaginer parce que j’aime ma valise, par exemple, qui m’accompagne partout jusqu’à ce qu’elle se casse et soit remplacée par une nouvelle. Mais ces objets du quotidien n’ont très probablement pas été produits par leurs propriétaires, mais de manière industrielle, peutêtre dans des conditions de travail scandaleuses, en Inde, en Chine ou au Bangladesh. Ce sont peut-être des non-choses, dans le sens des non-lieux dont parle Marc Augé. L’univers dans lequel nous sommes entrés, serait-il l’un de ces non-lieux ?
Alors le bagage cabine (qui connaît le monde) prend la parole :
« Je connais Marc Augé, qui est constamment cité dans les expositions (ainsi récemment dans une critique de cette exposition[1]). Le terme « non-lieu » m’est presque aussi familier que les « réglementations relatives aux bagages à main ». Augé parle d’espaces que je connais très bien : aéroports, gares, autoroutes… je pense aussi aux salons d’aéroports et aux chambres d’hôtels, que je connais bien aussi. Mais depuis que je suis dans cette exposition, je ne peux m’empêcher de penser que d’autres espaces ressemblent à cela. Je réfléchis à l’espace de cette exposition. Pourquoi suis-je ici ? Est-ce cela, les lieux de travail contemporains ? Je suis moi-même un outil de travail ; je ne l’ignore pas. Ma vie a souvent été stressante. Mais ce n’est pas pour cela que je parle. Si je prends la parole en public pour la première fois, c’est parce que tout à l’heure, un objet dans une exposition s’est mis à parler pour la première fois pendant une visite guidée. Mais ce que mon collègue a dit me préoccupe. Pourquoi ne connaît-il pas son histoire ? Je connais ma vie depuis le jour de ma production. J’ai moi-même été témoin des conditions de travail abusives dans l’usine qui m’a mis au monde avec des milliers d’autres objets. "
Le compas n° 1 (avec les initiales H et L) semble bouleversé, il interrompt le bagage cabine :
: « Attends une minute. Je ne comprends pas. Merci d’avoir parlé. Mais comment se fait-il que tu connaisses ton histoire et que la nôtre nous reste cachée ? »
« C’est une bonne question », acquiesce le compas n° 2 (aussi appelé « maître de danse »). « Nous ne savons rien de notre histoire, mais nous supposons que nous avons été faits avec amour et nous savons que nous avons suffisamment de valeur pour figurer dans le musée, mais comment se fait-il que le bagage cabine, qui n’est visiblement rien qu’une marchandise, connaisse toute son histoire ? »
C’est intéressant, me dis-je en écoutant le compas n° 2. Ce rapport différent à leur propre histoire et au monde extérieur au musée qui caractérise les objets dans cette pièce pourrait-il être lié au fait que les uns sont des marchandises et les autres des objets muséaux ?
[Je m’assois devant la petite fenêtre de la scène 4]
Emmanuelle Lainé met les objets en scène avec les moyens de la photographie et de l’installation, les donne à voir en deux et en trois dimensions et crée des rencontres dans cet espace mystérieux. Qu’ont-ils en commun ? Bien entendu, nous pouvons considérer toutes les pièces exposées ici comme des outils. Elles rendent possible le travail. Et dans l'exposition elles permettent pour ainsi dire la confrontation entre le passé et le présent du travail. Mais la dimension temporelle ne constitue pas la différence fondamentale. Je soupçonne que celle-ci a plus à voir avec leur « valeur ». L’univers muséal crée sa propre valeur : les objets muséaux ont subi un processus de transformation. Ils avaient une valeur utilitaire ; désormais, ils ont une valeur d’exposition. Ils ont perdu la mémoire du temps de leur utilisation. Quant aux objetsmarchandises – c’est-à-dire les outils que nous ne fabriquons pas, mais que nous devons acheter, afin de participer au processus d’exploitation en nous exploitant nous-mêmes à travers tous nos désir – ils n’ont aucune valeur d’exposition au sens muséal. Ils ne sont pas uniques ; tout au contraire: s’ils sont ici, c’est probablement parce qu’il s’agit d’objets génériques. Ils ne sont donc pas seulement des outils, mais aussi des marchandises, et à ce titre ils ont une « valeur d’échange ». En essayant de comprendre l’énigme des choses, je me rappelle la lecture du livre Spectres de Marx de Jacques Derrida. L’auteur y examine de près l’effet magique du fétichisme de la marchandise chez Marx – de si près que celui-ci devient, de manière presque imperceptible, de plus en plus excitant et compliqué. Marx avait commencé avec une chose simple : une table en bois réalisée moyennant le labeur d’une personne vivante. Mais quelque chose de très surprenant se produit dans le processus d’utilisation. Dans Le Capital, Marx décrit ainsi le moment magique où la table passe d’une chose simple au rang de marchandise :
« Une marchandise paraît au premier coup d’œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c'est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques. En tant que valeur d’usage, il n’y a en elle rien de mystérieux, soit qu’elle satisfasse les besoins de l’homme par ses propriétés, soit que ses propriétés soient produites par le travail humain. Il est évident que l’activité de l’homme transforme les matières fournies par la nature de façon à les rendre utiles. La forme du bois, par exemple, est changée, si l’on en fait une table. Néanmoins, la table reste bois, une chose ordinaire et qui tombe sous les sens. Mais dès qu’elle se présente comme marchandise, c’est une tout autre affaire. À la fois saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol ; elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser[1]. »
En analysant ce passage et en montrant à quel point la description de Marx est fantastique et excitante, Derrida déconstruit la logique binaire de la « bonne valeur utilitaire » et de la « méchante valeur d’échange » pour révéler l’interaction entre les deux. En même temps, la représentation des produits chez Marx devient très attrayante : qui ne voudrait pas voir une table danser ?
[Je me lève et je vais vers la photo avec le compas près de la rentrée]
Quel pourrait alors être le pouvoir de ce sortilège fantastique, où une chose devient soudainement excitante et désirable ? Et les objets qui nous parlent ici aujourd’hui ne partagent-ils pas ce potentiel d’un glissement de valeur ? Il est intéressant de noter que dans le cas des objets de musée et celui des marchandises, un effet spécial impressionnant a permis de remplacer une valeur par une autre. D’une part de la valeur utilitaire en valeur d’exposition et de l’autre part de la valeur utilitaire en valeur d’échange. C’est pour cela que les objets muséaux ne peuvent pas se souvenir. Mais pourquoi alors les marchandises se souviennent-elles, pourquoi savent-elles qu’il existe un univers au dehors ?
Le compas n° 2 (aussi appelé « maître de danse ») m’interrompt :
« Assez de théorie ! Cela ne nous avance à rien ! Passons plutôt à la scène suivante, car il serait bon d’entendre parler d’autres objets, de comprendre les liens et de se demander à quoi cet univers, qui d’ores et déjà me semble bien étrange, pourrait ressembler. »
Bon. C’est vrai. J’ai tendance à me lancer dans de longues interprétations. J’aimerais juste comprendre et partager mes réflexions avec d’autres. Mais pour cela je dois pouvoir écouter. Passons donc ensemble à la scène 3, où nous rencontrerons le convoyeur de marchandises pour entrepôts, l’encrier (à tête de cheval et outils de l’artisan) et la souche d’arbre à visage humain.
[Je passe par la cabine vers la scène 3, je me place derrière le convoyeur]
Scène 3 : Les objets pourraient aussi danser
Le compas n° 2 (encore appelé « maître de danse ») lance :
« J’appelle le convoyeur de marchandises pour entrepôts. Tu m’entends ? Est-ce que tu peux parler ? Si c’est le cas, parle avant qu’elle ne se perde encore dans les détails. Te souviens-tu de ton histoire ? »
Le convoyeur de marchandises pour entrepôts répond aussitôt :
« Bien sûr. J’en ai vu des choses. J’étais utilisé chez Amazon, où les conditions de travail sont atroces. J’ai vu des employés qui devaient faire ce que les robots ne savent pas encore faire, mais ce qu’ils sauront bientôt faire, je les ai vu s’évanouir durant le travail à cause de la chaleur dans l’entrepôt et être portés vers la sortie pour se faire soigner, car cela coûtait moins cher à Amazon que d’installer un climatiseur, dont les robots n’auraient de toute façon pas besoin. J’ai vu des gens se faire harceler et humilier pour qu’ils continuent de travailler et pour les empêcher de se solidariser. Je suis scandalisé par ce que j’ai vu et je suis heureux qu’il existe désormais un endroit où nous pouvons parler ouvertement. Car la situation se présente ainsi : Vous, vous ne vous souvenez de rien, alors que nous, nous avons été témoins de conditions de production scandaleuses dont nous ne pouvions pas parler avant d’atterrir dans le contexte de cette exposition et d’acquérir le droit de parole. Que faire maintenant ? »
« Laissez-moi réfléchir », répond l’encrier (à tête de cheval et outils de l’artisan). « Les objets muséaux ne pourraient-ils pas se mettre à danser à leur tour ? »
La souche d’arbre à visage humain hésite : « Qu’est-ce que cela changerait ? Si tant est que nous puissions nous souvenir et qu’il existe un univers au dehors, à quoi cela nous servirait-il de le savoir ? Pour être honnête, tout cela me semble terrible et je ne suis pas sûr de vouloir vivre dans un tel monde. Et surtout, à quoi ça nous servirait d’avoir une mémoire, si nous finissions que par être des marchandises ? Et que pourrions nous changer alors? »
« Tu fais comme si tout cela ne te concernait pas », lui répond l’encrier (à tête de cheval et outils de l’artisan). « Après tout, nous nous laissons porter par le convoyeur de marchandises pour entrepôts. »
« Exactement », renchérit le compas n° 2 (aussi appelé « maître de danse »). « Pourquoi ne pas essayer ? Pourquoi ne pas commencer à danser ? »
Suivez-moi, auprès du mug (optimiste) « I love my job », pour connaître la suite.
Scène 4 : Nous n’en savons pas davantage, mais on me dit que je ne devrais pas seulement parler des autres, mais aussi de moi-même et, surtout, penser à conclure
Le mug (optimiste) « I love my job » commence à parler dès que nous nous approchons de la scène. Il semble penser que j’ai assez parlé :
« Je trouve que c’est important d’avoir discuté de toutes ces choses aujourd’hui », dit-il, « car ce n’est qu’ensemble que nous trouverons une réponse dans ce monde, et c’est précisément ce que nous devrions faire. En tout cas, le fait de parler, de danser, d’organiser et de se solidariser me semble un bon début ! »
Je me dis que ce mug est vraiment optimiste. Et il l’est aussi lorsqu’il me tance gentiment et me demande : « Dis-moi, qu’en est-il de toi ? Pourquoi parles-tu toujours des objets et jamais de toi ? Te souviens-tu de tes débuts ? Es-tu un objet muséal ou une marchandise ? »
Le mug (optimiste) « I love my job » s’adresse en effet à moi, la médiatrice d’art qui vous guide à travers l’exposition. Je pense que je devrais lui répondre.
« Cher mug ‘I love my job’, merci de poser la question. Je n’ai pas l’habitude de parler de moi lors de mes visites guidées. Mais oui, je me souviens de ma jeunesse – peut-être surtout depuis que je peux parler. Plus tard, en tant qu’étudiante, j’ai fait de la parole mon travail, un travail que j’aime d’ailleurs – I love my job –, même s’il était précaire. C’était en 1994 – une époque où nous avons beaucoup discuté du statut de la parole dans les expositions et de son inscription dans les relations de pouvoir. À la documenta 12 (2007) à Kassel, l’une de mes collègues abordait explicitement cette question au cours de ses visites guidées. À l’instar de nombreux autres médiateurs et médiatrices d’art critiques en Autriche et en Allemagne, elle voulait attirer l’attention des visiteurs sur sa fonction de conférencière autorisée et soumettre celle-ci à une réflexion critique. Elle le faisait également de manière performative en portant un t-shirt avec une inscription qui me rappelle un peu ton slogan. Devant, on pouvait lire « Glauben Sie mir » (Croyezmoi), ce que tout le monde voyait lorsqu’elle parlait. Mais quand elle se retournait pour avancer, les gens découvraient le dos du t-shirt, qui disait : « Kein Wort » (Pas un seul mot)[1].
Mais cela ne répond pas à ta question, n’est-ce pas ? Hmm... tu as raison. Je devrais probablement réfléchir à la manière dont ma valeur est générée. Je devrais réfléchir aux conditions de travail et à la logique marchande.
Lors d’un événement à Kassel il y a quelques semaines (c’est-à-dire 12 ans après la documenta 7 et 25 ans après avoir commencé à travailler), les médiatrices de la documenta 14 posaient la question suivante : « Comment évoluent les conditions de la médiation artistique, notamment en ce qui concerne les relations de pouvoir institutionnelles, la rémunération et la reconnaissance du travail institutionnel5 ? »
Le mug (optimiste) « I love my job » me remercie gentiment pour ma franchise. Il prend en charge la modération et s’adresse à tout le monde.
« Chers collègues, quelle journée passionnante ! Beaucoup de sujets ont été soulevés, même si toutes les questions restent ouvertes. Mais maintenant nous devons réfléchir à la suite. Il nous faut retrouver un peu de calme, et la prochaine fois, nous ne nous rencontrerons pas pendant une visite guidée – même si c’était un contexte merveilleux pour une première fois. Je propose d’organiser une réunion de tous les objets, indépendamment de leur origine ou de leurs souvenirs. Tous sont les bienvenus, qu’il s’agisse de marchandises, d’objets auratiques, d’artistes ou de médiateurs d’art. Et je suggère à tout le monde de réfléchir à ce que nous pouvons faire pour nous souvenir et faire face à cet univers au dehors que je ne connais que trop bien.
Je tiens à remercier tout le monde ! Même ceux qui n’ont pas parlé aujourd’hui : le tapis de souris à motif de palmiers, les lits de camp, les chaises de bureau, les murs d’affiches, les monticules de terre et bien d’autres à qui nous devrions donner la parole en premier lieu lors de la séance plénière. »
Je pense que le mug (optimiste) « I love my job » a raison et qu’il faut y aller doucement. La dernière étape de notre visite nous ramène à l’endroit où nous avons commencé : au comptoir de médiation dans l’entrée.
[Nous sortons et je conclus derrière le comptoir]
Conclusion derrière le comptoir de médiation: les questions restent ouvertes
Maintenant je suis de nouveau seule à parler. Je pourrais me référer à la théorie : chez Derrida, c’est le désir lui-même qui, dans le fétichisme marchand de Marx, semble imposer la valeur utilitaire, et avec lui la concurrence inscrite dans le capitalisme. La table danse, mais elle est en compétition avec toutes les autres tables. Je voudrais rappeler ce moment magique. Notamment parce que je sais que d’une certaine manière le service de la médiation lui-même est une marchandise. Je danse pour vous. C’est pourquoi l’artiste Emmanuelle Lainé – au même titre que les objets présentés dans l’exposition – m’accorde un espace de mise en scène.
[Je sors du décor, je me place devant le comptoir]
Les objets ne peuvent pas répondre à notre place ; en tant que médiatrice d’art, je n’en suis pas en mesure non plus. Donc je sais que pour le moment, je dois rester médiatrice d’art et vous parler encore de l’artiste, de ses univers et de ce qu’elle m’a raconté :
Les univers d’Emmanuelle Lainé ne nous dispensent pas de confronter les conditions de production du monde actuel et les images génériques qui servent à les cacher. Pas besoin de croire l’artiste ni de me croire, moi, pour savoir que le travail au XXIe siècle n’est pas moins dur qu’il ne l’était auparavant ; il s’effectue simplement dans des conditions plus incertaines et plus invisibles. Images et symboles des univers d’aventure, nuages et constructions tentent de dissimuler la matérialité et la dureté du travail – les corps semblent disparaître. « Mais », écrit l’artiste dans un e-mail, « partout ils resurgissent. »
Le ravissement nous ramène donc à la réalité, à savoir au monde du travail.
Car il existe bel et bien un univers au dehors. Les non-lieux de cette exposition sont plus réels que nous le souhaiterions ; les espaces transitoires post-numériques et les outils qui sont devenus nos marchandises nous sont par trop familiers. Nous montons des dossiers de financement pour pouvoir acquérir les outils qui nous permettent de monter des dossiers de financement. Nous sommes conscients de la concurrence qui règne entre nous, de la colère, de la frustration et de la pression et des nuits blanches que nous passons parce que nous sommes comparés les uns aux autres dans des conditions incertaines, au moyen de classements établis par les algorithmes qui nous mesurent et nous opposent les uns aux autres sous la forme de chiffres. Nous avons entendu parler des conditions de travail chez Amazon et nous savons que la question de savoir s’il existe un univers en dehors de la condition numérique ne se pose plus. Elle a déjà reçu une réponse négative. L’alternative entre analogique ou numérique n’a plus aucune signification. La question est plutôt : post-démocratie ou communs ?
Nous pouvons donc nous demander ce que nous avons appris des objets présentés dans cette exposition. Quelles conditions de production affirmons-nous ? Car l’avenir post-numérique, c’est l’univers au dehors.
Et parce que c’est l’avenir, il attend d’être écrit[1].
Nora Sternfeld is an art mediator and curator. She is professor for art education at the HFBK Hamburg. In addition, she is co-director of the /ecm - Master Course for Exhibition Theory and Practice at the University of Applied Arts Vienna, in the core team of schnittpunkt. austellungstheorie & praxis, co-founder and partner of trafo.K, Office for Education, Art and Critical Knowledge Production (Vienna) and since 2011 part of freethought, Platform for Research, Education and Production (London). In this context she was also one of the artistic directors* of the Bergen Assembly 2016 and is 2020 BAK Fellow, basis voor actuele kunst (Utrecht). She publishes on contemporary art, educational theory, exhibitions, historical politics and anti-racism.